Ce livre menaçait depuis un bout de temps de dégringoler, penché en équilibre sur un volume minuscule et sur un autre, énorme patriarche poussiéreux. Et Quetzali le regardait, le menton posé sur sa main, jambe croisée dans des replis de velours et de soie colorés, pieds nus sur la moquette crème. Elle se demandait si il tomberait, tout de suite, plus tard, jamais… Ce doux flux de question tourbillonnait lentement dans sa tête en volutes évanescente. Un peu comme son esprit, qui ici et ailleurs, se baladait sur mille chemins dangereux. Pourquoi on aime, pourquoi on pleure, pourquoi on rit, pourquoi je les aime, pourquoi les oiseaux chantent, pourquoi toi, pourquoi nous, pourquoi le chat du voisin, pourquoi moi, pourquoi le ciel est gris. Un babillage sans cesse renouvelé. Etrange. Quetzali se redresse un peu, doucement, comme si un simple de ses mouvements ferait chuter le volume, ce lot de pages déjà parcouru cent fois. Et le regarde vaciller. Tombera, tombera pas.
Relue cent fois dans son esprit elle repassa le déroulement de sa matinée, elle avait aidé Garfield, non ce n’est pas un chat, à finir son devoir de math après l’avoir trouvé en proie à une rage dévastatrice sur l’espèce vestimentaire. D’un point de vue ce grand gaillard de dix-neuf ans n’avait pas besoin de son aide, surtout que Zali n’était pas réputée pour son esprit mathématique, mais l’esprit de la jeune femme aidant, elle l’avait aidé, enfin elle avait fait les exercices a la place de l’élève. Et ça en le retournant dans son esprit c’était terriblement vexant. Quetzali se demanda si ce fichu livre allait enfin tomber. Elle ouvrit la main et se la passa sur le visage fermant les yeux et savourant ses doigts glacés au contact de sa peau tiède. Le souvenir de la Cordillère, de ce silence aux cris du condor, ça c’était la vie, cet espace immense et indéfini qui reliait ciel et terre, comme un entre-deux mondes facétieux. Souvenant soudain de ses premiers pas dans l’allée menant à son école lui revint une vision étrange, celle d’un quadrupède dévalant une pente de son allure si caractéristique, faisant chanter la rocaille et onduler son poil. Combien de fois dans son argile n’avait-elle pas essayé de reproduire ce mouvement indéniablement étrange mais si beau, et si insaisissable. Les regards des autres n’avaient pas d’emprise elle se souvint juste avoir ralenti le temps, le temps justement d’inscrire dans sa mémoire le soleil frappant le bâtiment et faisant miroiter les pierres, l’herbe, le lac, et ses autres merveilles…
Doucement, comme l’on sort une poupée de porcelaine de son papier de soir, Quetzali se leva, elle ne fit pas de geste brusque, et paraitrait féline si ses épaules n’étaient pas un peu trop avachies. Comme dans un rêve elle fit de gros effort pour ne pas fermer les yeux et se laisser porter par le sommeil accumulé. Elle se dirigea, toujours très calme vers la porte, se retourna, fixa le livre, comme si elle se demandait si il n’allait pas attendre qu’elle s’en aille pour chuter. Elle posa doucement sa main sur la poignée, la tourna avec la délicatesse d’une horloger, ouvrit le battant en douceur, continuant de fixer le livre, puis ses sourcils se froncèrent. Elle s’envola alors dans une tornade de tissu et de cheveux et dans un hurlement aussi aigu que cristallin un magistral « GARFIELD ! Je vais attenter à tes jours dans pas moins de vingt seconde ! » Elle claqua la porte et dévala l’escalier de boit poli et sué par les ans et se jeta dans le salon a l’assaut de son frère dans une bataille de cris et de « Arrête ça tout de suite ! » Jusqu’à ce que, par hasard peut-être, la main de Quetzali ne s’abatte sur la joue de son frère pour y laisser une belle fleur aux doigts très définis.
Durant la bataille, fait étrange, le livre n’avait pas vacillé, mais presque à cet instant ou la claque s’abattit sur la joue d’un jeune Garfield aussi surpris que vexé, le livre parut s’animer, vacilla doucement, puis franchement, puis son piédestal vacilla, le petit livre se coucha et sous le coup du tremblement le volume s’écrasa au sol dans un bruit de papier froissé théâtral.

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